BLOG Expert-comptable Paris 01.82.83.14.00 Divers,Non classé La crise vu par un philosophe : c est bien d avoir des regards differents

La crise vu par un philosophe : c est bien d avoir des regards differents

Serres : « Ce n’est pas une crise, c’est un changement de monde »

INTERVIEW – Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres français, décrypte le monde de demain pour le JDD.

Michel Serres est une vigie plantée en haut du mât de notre époque. Du haut de son gréement, de ses 82 ans, de sa culture encyclopédique, de son temps partagé entre les cultures française et américaine qu’il enseigne, ce philosophe académicien nous décrit les changements qu’il observe sur l’équipage humanité que nous sommes. En curieux de tout qu’il est, il guette avec impatience et gourmandise les évolutions qui nous arrivent, comme un des matelots de Colomb aurait scruté l’horizon dans l’espoir de nouvelles terres. Son constat sur notre époque est simple : le monde, depuis cinquante ans, traverse une révolution comme l’humanité n’en a connu jusque-là que deux d’une telle ampleur. Avec un constat pareil, un autre que lui serait grognon et inquiet. Serres est un optimiste impénitent. L’avenir du nouveau monde appartient à Petite Poucette *, ainsi qu’il a baptisé l’archétype du « nouvel humain » encore en devenir, en référence à son usage du téléphone et de l’ordinateur. Et cette Petite Poucette-là, qui est sur le point de « prendre les commandes », n’a pas fini de nous surprendre…

La crise est-elle bientôt finie?
La crise financière, c’est probable. Je ne suis pas un économiste, ni un spécialiste de la finance, mais ce que je vois, c’est le tableau global. On ne parle que d’économie! Une campagne électorale, ce n’est que ça : l’emploi, la dette, le budget ! Elle a envahi la totalité de la discussion publique. Or notre monde traverse une phase de changements gigantesques. Comme on est obnubilé par l’économie, on ne pense la crise qu’en termes économiques, mais il y a tellement de choses plus importantes qui nous mettent en crise! Cette crise d’ailleurs, c’est principalement le malaise dans nos têtes devant les immenses changements qui sont à l’œuvre.

Par exemple… 
Nous étions 50% d’agriculteurs à la fin de la guerre et ils ne sont plus que 1%. Pendant ma vie humaine, et c’est unique dans l’histoire, la population mondiale a doublé deux fois! Quand je suis né, on était 2 milliards, on est 7 milliards aujourd’hui. Dans la même période, l’espérance de vie a triplé. C’est tout cela que l’on ne voit pas.

Pourquoi?
On sait qu’un tremblement de terre se passe en surface. Or la théorie des mouvements de plaques l’explique par des mouvements profonds. Ce que j’essaie d’expliquer, ce sont les mouvements profonds. La fin de l’agriculture, la victoire sur la douleur en médecine, l’allongement de l’espérance de vie. Tout cela a des conséquences énormes : quand mon arrière-grand-père se mariait, statistiquement, il jurait à sa compagne fidélité pour cinq à dix ans, maintenant c’est pour soixante ans. On dit toujours « mariage », mais un engagement pour dix ans et un engagement pour soixante ans, ce n’est plus pareil! Il y a beaucoup de choses qui ont secrètement changé, qu’on ne voit pas changer, mais qui ont complètement bouleversé le monde. On est passé, en moins de cinquante ans, dans un nouveau monde.

«Il y a eu trois secousses dans les années 1960 qui ont précédé le tremblement de terre des années 1980.»

Quand situez-vous cette bascule? 
Précisément au milieu des années 1960. En 1965, 1966, on ne se souvient plus de cela aujourd’hui, mais il y a eu des révolutions agricoles dans beaucoup de villes françaises. Il y a eu des morts à Rodez, à Quimper, à Millau. La paysannerie s’apercevait tout d’un coup qu’elle changeait de monde. Au même moment, l’Église catholique a fait son aggiornamento, avec le Concile. Et puis il y a eu la révolution étudiante, en 1968, mais c’est la dernière des trois secousses. Il y a donc eu un premier tremblement de terre à cette période-là. Il a précédé le vrai tremblement de terre, celui des années 1980, avec l’arrivée des nouvelles technologies.

Celle que vous appelez « Petite Poucette », parce qu’elle a toujours en main le clavier de son téléphone, est née à ce moment-là… Comment la définissez-vous?
Oui, Petite Poucette est née au début des années 1980. Elle a une trentaine d’années aujourd’hui. Les gens comme moi, nés d’avant l’ordinateur, nous travaillons AVEC lui. Nous sommes en dehors de l’ordinateur. Petite Poucette, elle, vit DANS l’ordinateur. Pour elle, l’ordinateur n’est pas un outil, mais fait partie de ses conditions de vie. Elle est sur Facebook, les réseaux sociaux, son téléphone est branché avec elle…

C’est-à-dire « dans » l’ordinateur? 
Je vous donne des exemples. L’autre jour, un de mes petits-fils vient chez moi en deux-roues, et il était en panne. Il démonte son engin et me dit : « Regarde… » Il avait une pièce qu’il ne savait pas où remettre. Il m’a demandé mon téléphone portable et, hop, il a trouvé la solution à son problème… Il vit dedans. C’est vrai aussi de mes étudiants à Stanford, à qui j’ai fait corriger mon livre, c’est vrai aussi des patients à l’hôpital… Regardez les conséquences : quand j’étais jeune, par exemple, on n’aurait jamais demandé à un chirurgien après une opération ce qu’il avait fait dans votre ventre. Aujourd’hui, n’importe quel patient, s’il a « un pet de travers », tape « pet de travers » sur son ordinateur avant d’aller voir le toubib. Et il va pouvoir en parler avec son médecin. Cela change tout. Dans Petite Poucette, j’appelle ça « la présomption de compétence » qui s’est renversée. Avant, le toubib, l’avocat, l’enseignant, avaient une « présomption d’incompétence » à l’égard de ceux auxquels ils s’adressaient. Aujourd’hui, si j’entre dans un amphi pour faire un cours sur la cacahuète , je sais qu’il y a certains étudiants qui ont tapé « cacahuète » sur Wikipédia la veille, et donc je dois faire cours en fonction de ça. Petite Poucette arrive à présent sur le marché du travail. Il y a des instits, des profs, Petites Poucettes d’aujourd’hui, et cette vague est en train de construire le nouveau monde.

Petite Poucette a commencé par devenir trader… 
Oui, si on veut! Les traders, c’est le numérique depuis longtemps… Les échanges instantanés à l’échelle de la planète et ce numérique-là sont en grande partie responsables de la crise financière. On a vu ce qui s’est passé pour la musique. Cela a foutu en l’air le marché du disque… Parce qu’aujourd’hui le rapport numérique/financier est très difficile à maîtriser. Comment faire un droit dans cet espace de non-droit qu’est la Toile? Pour l’instant, on ne voit pas comment on pourrait faire entrer le commerce là-dedans… On ne sait pas encore très bien comment le rapport marchand va évoluer. Mais cela devrait se régler dans les dix ans qui viennent. Les journaux aussi sont en crise, mais ce n’est pas une crise de l’information. Petite Poucette est surinformée, elle sait beaucoup plus de choses que lorsque les journaux étaient florissants. L’université aussi est en crise. Comment enseigner aujourd’hui? À quoi servent les bibliothèques alors que j’ai tous les livres du monde chez moi? Voyez tout ce qui change!

Et cela nous inquiète… 
Nous sommes, en France, dans le pays le plus inquiet concernant les sujets scientifiques. Pourtant, on était un des pays les plus optimistes à cet égard au début du XX e siècle. Il y avait Jules Verne, le palais de la Découverte. La science était un sujet d’enthousiasme. Or, cela a complètement changé. Je ne sais pas l’expliquer. Il y a une inquiétude presque idéologique. L’idéologie de la science s’est transformée en idéologie de l’inquiétude. Regardez la manière dont on utilise le mot « chimie ». En mal. Or notre cerveau, notre genou, ce bout de papier, c’est de la chimie. Sans chimie, il n’y aurait pas de bio. On oppose « bio » à « chimie », comme si « bio » voulait dire « sans chimie ». Or le bio, c’est de la chimie! Cette méfiance est une particularité française. En Allemagne, en Amérique, il y a des littératures de l’inquiétude, mais elles n’ont pas cette résonance populaire qui existe en France. Peut-être est-ce aussi le signe que la bascule du nouveau monde est en train d’arriver ici, alors forcément les gens sont un peu plus inquiets qu’ailleurs…

«Petite Poucette a trouvé le sens réel du mot ‘maintenant’. Elle peut dire : ‘main-tenant, tenant en main le monde’.»

Y a-t-il eu auparavant des moments d’inquiétude aussi forte qu’aujourd’hui?
Oui, bien sûr. Dans Petite Poucette , j’en décris deux autres, qui correspondent aux deux précédentes révolutions de l’humanité. La première se situe quand on est passé du stade oral au stade écrit. La deuxième, quand on est passé du stade écrit au stade imprimé. Maintenant, dans la troisième révolution, on bascule du stade imprimé au stade numérique. À chacune de ces trois révolutions correspondent les mêmes inquiétudes… À la première, Socrate fulminait contre l’écrit en disant que seul l’oral était vivant! Au moment de l’imprimerie, il y a des gens qui disaient que cette horrible masse de livres allait ramener la barbarie. Ils affirmaient d’ailleurs que personne ne pourrait jamais lire tous les livres, ce en quoi ils avaient raison. Il est donc naturel de retrouver les mêmes angoisses au moment d’une révolution qui est encore plus forte que les deux précédentes.

Pourquoi plus forte?
Un de mes amis a fait un livre sur les « neurones de la lecture ». On a repéré les neurones exacts qui sont excités quand on lit quelque chose. On s’aperçoit aujourd’hui que les neurones excités par le numérique, devant un ordinateur, ne sont pas les mêmes! Ce n’est pas seulement le monde, ce sont aussi nos têtes qui changent…

Jusqu’où ira le changement?
Je ne parle pas souvent politique, mais là, pour une fois, je vais le faire. Petite Poucette a trouvé le sens réel du mot « maintenant ». Qu’est-ce que veut dire ce mot-là? Cela veut dire : « tenant en main ». Petite Poucette, avec son téléphone portable, tient en main tous les hommes du monde, tous les enseignements du monde, et tous les lieux du monde par GPS. Donc elle peut dire : « main-tenant, tenant en main le monde ». Mais qui pouvait en dire autant avant elle? Auguste, empereur de Rome, des grands savants? Aujourd’hui, il y a 3,75 milliards de personnes qui ont un portable avec Internet dedans et qui « tiennent en main le monde ». Cela ne fait pas une nouvelle démocratie? Voilà le nouveau monde. C’est vertigineux, c’est ce qui m’impressionne le plus. Que nos institutions sont vieilles face à cela! Il y a tout à reconstruire.

Dans quel ordre?
Une nouvelle université. Il faut aussi construire une nouvelle chambre des députés, une nouvelle représentation politique, un nouveau droit. Le droit tel qu’il est – il n’y a qu’à voir l’échec d’Hadopi – ne correspond plus à la réalité… Le plus grand effort qu’il faudra faire, demain matin, c’est même assez urgent, est de repenser l’ensemble de ces institutions.

Mais où serait le centre de décision?
Voyez, vous vous mettez à avoir peur vous aussi! Un jour, lors d’une conférence en Allemagne où il y avait 1.000 personnes dans un amphi, je leur ai dit : « Je vous propose une idée : on fusionne la France et l’Allemagne. » La discussion s’est engagée aussitôt, sur le thème « mais alors on aura deux présidents? ». Je leur ai dit qu’il n’était pas question de cela. J’ai parlé des Bretons et des Rhénans, des Picards et des Prussiens, et j’ai dit : « On va demander à toutes les Petites Poucettes si elles sont d’accord pour fusionner, et après on verra! » Ils étaient enthousiastes! Non, il n’y a pas de centre de décision. Mais quand on a inventé la démocratie, il n’y en avait pas non plus! On a simplement dit : on va donner un droit de vote à tout le monde. Aujourd’hui, avec le numérique, on pourrait décider de beaucoup de choses en commun et en temps réel, ce ne serait pas difficile à mettre en œuvre. Le monde est une Suisse ! Tôt ou tard, une nouvelle politique se mettra en place. Laquelle? Je ne suis pas assez bon pour le dire, mais je la vois arriver.

Vous êtes à la frontière du philosophe et de l’oracle… 
Presque du prophète! Non, je ne suis pas Madame Soleil… Petite Poucette a 30 ans, et dans dix ans, elle prend le pouvoir. Dans dix ans, elle l’aura, et elle changera tout cela… Regardez le printemps arabe, le rôle des nouvelles technologies, le rôle des femmes alphabétisées dans ces pays, tout cela est déjà à l’œuvre. Et puis, reprenons l’histoire. En Grèce, avec l’écriture, arrivent la géométrie, la démocratie et les religions du Livre, monothéistes. Avec l’imprimerie arrivent l’humanisme, les banques, le protestantisme, Galilée, la physique mathématique… Il suffit de voir tout ce qui a changé lors du passage à l’écriture et à l’imprimerie. Ce sont des changements colossaux à chaque fois. On vit une période historique. Petite Poucette n’est pas générationnelle. Ce n’est pas l’héroïne de la rentrée, elle est historique. D’ailleurs, une part de la « crise » d’aujourd’hui vient aussi de cela, de la coexistence actuelle de deux types d’humains… Petite Poucette et ceux de l’ancien monde. Son temps à elle arrive.

Petite Poucette, de Michel Serres, Éditions Le Pommier, 84 p., 9,50 euros.

source : https://www.lejdd.fr/

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